Prolégomènes à DON QUISHEPP

L’éthopée du Quichottisme : un Ethos « Bourdivin »

DON QUISHEPP raconte l’histoire du jazz et sa poésie. À l’évidence, il ne s’agit certainement pas de la énième biographie des principaux protagonistes, à savoir Archie Shepp et John Coltrane, ou, par un jeu de miroir et d’échos successifs, pas plus celles de Mingus, de Django, de Miles, de Rimbaud,  de Verlaine, d’Hugo, de Baudelaire, de Sartre, de Platon ou de Shakespeare… On serait même hors-sujet en y cherchant cela.  Cervantes ne souhaitait nullement faire une biographie mais plutôt peindre le quichottisme, l’éthopée d’un homme en quête d’authenticité qui décide de parcourir le monde afin de protéger le faible et de défendre l’opprimé. C’est cette façon de penser, d’agir et de sentir qui est décrite au long court dans l’ouvrage, entre matérialisme et idéalisme philosophique. Description de « l’éthos » du quichotisme au sens bourdieusien du terme. Le lecteur comprendra en conclusion que nous nous rangeons dans le camp des laudateurs du sociologue Pierre Bourdieu, fort judicieusement  surnommé « bourdivin ».

 

To be or not to Bop 

To Be or not to Bop. Telle serait bien et bien plus la philosophie et le postulat commun de tous ces poètes qui cherchèrent en leur   temps la rime et le rythme parfaits ou qui conquirent de hautes luttes la reconnaissance d’une parcelle de vérité, de beauté ou de justice contre l’obscurantisme aveugle et sourd de leur époque. Archie Shepp, son saxophone en main comme Diogène de Sinope sa lanterne, cherchait un homme… Il rencontra John Coltrane. On sait ce qu’il advint pour l’histoire de la musique.

DON QUISHEPP brosse le portrait métaphysique de ces êtres qui n’ont que leur plume de plomb pour partir en quête de l’alchimie du verbe ; pour changer l’air en or. Pour transmuer les valeurs. Pour pétrir la boue des mots et lui faire advenir l’impalpable aérien de la poésie. Et le jazz a prouvé que cet effort n’était pas inutile et que le jazz et ses textes étaient consubstantiels des avancées civiques et artistiques du 20° siècle. La poésie peut-elle faire évoluer une société ou la géo-politique, ses lois iniques, ses régimes prétendument égalitaires ou faussement totalitaire ?

 

Un Newsicien contre la Newspeak

DON QUISHEPP est un livre de sociologie poétique. Et comme toute bonne sociologie, elle étudie la structure, l’architecture sociale pour dévoiler et mettre à nu ses artefacts – les mécanismes de domination et d’aliénation. En utilisant, à rebours, l’un des principaux vecteurs rendant possible la domination, à savoir le langage. Le risque étant de dériver dans l’usage systématique de la novlangue (newspeak), des éléments de langage, du glissement sémantique dont l’unique et seul but est l’anéantissement de la pensée, la destruction de l’individu devenu anonyme (réduit à son rôle social), l’asservissement du peuple : « La guerre c’est la paix, la liberté c’est l’esclavage, l’ignorance c’est la force ». Ou encore : « En ces temps d’imposture universelle, dire la vérité est un acte révolutionnaire. » « La révolution véritablement révolutionnaire se réalisera, non pas dans le monde extérieur, mais dans la chair des êtres humains. »

 « Qu’est-ce que j’éprouverais si je le pouvais, si j’étais libre, si je n’étais pas asservi par mon conditionnement ? » écrivaient en leur temps, respectivement, George Orwell et Aldous Huxley, deux figures quichottesque… Ils se connaissaient d’ailleurs. L’un respirait l’air de l’autre…

Les recherches récentes (sur la baisse du QI, effet de Flynn, classement Pisa) ont montré un rétrécissement du champ lexical et un appauvrissement de la langue. Il ne s’agit pas seulement de la diminution du vocabulaire utilisé mais aussi des subtilités de la langue qui permet d’élaborer et de formuler une pensée complexe. Il n’y a pas de pensée critique sans pensée comme il n’y a pas de pensée sans mots. Comment construire une pensée hypothético-déductive sans maîtriser les subtilités sémantiques et les projections dans l’avenir ?

 

Shepp is not a sheep

Ce que veut montrer le livre est simple comme l’air. La poésie est certainement l’antonyme de la novlangue. Un Newsicien peut-il, tel un colibri, apporter un brin de vérité dans ce monde, dans cet artefact de la Novlangue ? On a tenté de nous faire prendre les messies pour des lanternes, d’ériger en statues les prophètes du capitalisme, hommes aussi  unidimensionnels que leur phraséologie mortifère – admirablement décrite par Deleuze et Guattari dans « Capitalisme et schizophrénie ». On imagine facilement Archie Shepp et John Coltrane dansant comme Shiva sur les nains de l’ignorance et de la bêtise de la société du spectacle chère à Guy Debord. 

 

Platon et le prix de l’essence

Le monde réalise soudain, à la lumière – obscure clarté – de la Covid, qu’il était en plein délire, coupé de l’air essentiel qu’il respire, certain de sa suprématie, parce qu’une poignée de ploutocrates fraudeurs-pollueurs, de délinquants éthiques, lui avait donné les moyens d’exploiter les 3/4 de l’humanité tout en la toisant du haut de son 4×4 SUV roulant sur l’autoroute du libéralisme le réservoir gorgé de pétrole pathogène reléguant l’urgence du développement durable aux calendes grecques… Anaximène s’est réveillé, groggy. Le déni a été si profond que le réveil en est d’autant plus abrupt.

 

Une poétique de la didactique 

L’intention de ce texte est évidemment un « exercice de style » au sens où l’entendaient les pataphysiciens et Raymond Queneau mais aussi un exercice didactique qui se réfère aux pédagogies traditionnelles ou plus contemporaines si l’on songe à la taxonomie de Bloom par exemple.

 

 

La méthodologie est plus spiralaire que linéaire, recherche plus les synchronies que la diachronie, est plus animée par la vitalité libertaire hugolienne que la hiérarchie fossilisée du capitalisme américain, recours plutôt à l’humour lexical et au doute cartésien qu’à la morgue du ressentiment bourgeois ou au ton professoral compassé certain de transmettre soigneusement « le » capital culturel aussi abscons qu’excluant. On a tous en mémoire le fameux – peut être trop fameux – exemple de Pierre Bourdieu analysant une dissertation de philo portant la mention « trop scolaire ».

DON QUISHEPP,  aborde le jazz comme Durkheim la « chose » sociologique, comme Marcel Mauss « un fait social total ». L’ouvrage puise autant dans la profondeur psychanalytique de ses génies de Freud à  Lacan que dans la psychologie cognitive, de Piaget à Vygotski. 

Le style cherche plus à se jouer des genres et des contraintes narratives pour les réactiver tour à tour, rend plus hommage au matérialisme du langage, à des poètes comme Francis Ponge, à la poésie didactique de Michel Onfray qu’à l’idéalisme fallacieux d’un dualisme platonicien, certes éthéré mais  souvent désincarné. Ou a fortiori se désolidarise d’un kantisme qui aurait « les mains pures mais tout simplement parce qu’il n’a pas de mains » comme l’a très bien vu Charles Peguy, accusant ainsi le philosophe d’être moralement propre mais incapable d’un acte concret. Pas de mains et encore moins de plume… 

 

 

« La prosodie possède

Un peu de paradis,

Ell’ rend la vie moins laide

A qui la psalmodie.

 

Et ce paradis-là

N’est en rien artificiel…

Et j’ pense mêm’ qu’il  a

C’ qu’il y a d’ plus essentiel… »

 

 

Quoi de plus fécond que ces jazzmen, ces poètes,  qui se sont engagés, qui prirent la plume, le piano ou la trompette pour sauver les valeurs de la justice, de la liberté et de la démocratie ? Cette volonté de transmettre s’est également nourrie de l’expérience unique développée par le festival JAZZ IN MARCIAC et de l’œuvre didactique insufflée par Jean-Louis Guilhaumon pour faire connaître, transmettre, comprendre, aimer cet art du jazz. Tous les jazz.

 

 

La bopvary, c’est lui !

C’est pourquoi, dans DON QUISHEPP, on se balade dans l’histoire des idées en jouant comme un jazzman le fait avec les notes, les citations, en inventant un langage dans le langage de la partition syntaxique, avec les lettres, les digrammes, les trigrammes, les archiphonèmes, les figures de style, l’anthroponymie ou l’architexte. Des images sont cachés dans les images, des sons font échos à d’autres accords…  On imagine Flaubert embouchant son gueuloir comme Miles Davis sa trompette à la conquête de la phrase absolue ou d’une sorte de bleu – « Kind of Blue ». « Je rêve de tous les tintamarres de la couleurs »  lançait l’auteur du bovarysme. Ou encore « plus l’idée est belle plus la phrase est sonore »…

 

Une nouvelle ère !

 La grammaire, l’aride grammaire, qualifiée de « sorcellerie évocatoire » par Baudelaire et la métaphore mettent en « transport » (au sens étymologique) l’auditeur comme cela se pratique depuis la nuit des temps. L’homme des cavernes avait d’ailleurs très bien compris cette alchimie du médium linguistique  et franchissait ainsi les parois de la réalité. Les mains négatives en sont la métonymie. Le professeur Yves Coppens narre très bien ce long dialogue poétique et pariétal entre les artistes et autres chamans de l’histoire de l’art. 

Pris sous l’angle phylogénétique, l’homme est porteur de cette histoire, les plus Junguiens diront de cet « inconscient collectif », de cet « anima » (du latin anima « souffle, âme »,  respirare « reprendre vie » « aspirer de l’air et le rejeter » lui-même dérivé de spiritus « esprit » « vent » et de spirare, « souffler ». D’autres, plus darwinistes, avanceront une formule bien connue des biogénéticiens : « l’ontogenèse récapitule la phylogenèse ».  Certes, mais l’histoire de l’art peut elle se raconter sans la mettre en perspective avec celle de l’histoire de l’air ? A l’évidence, nous répondons d’emblée par la négative. Et appelons à l’avènement d’une nouvelle ère, horizon indépassable. Pourtant, scientifiques, écrivains, artistes n’eurent de cesse, depuis des décennies, de lancer des alertes sur l’urgence climatique. Personne ne daignait y prêter l’oreille… Souvent ignorés…, quand ils n’étaient pas méprisés et tournés en dérision ! Comme le quichotte de Cervantès dans ses mésaventures néanmoins salutaires ?

 

Portrait d’Edmond Rostand

 

L’insoutenable légèreté de la lettre

DON QUISHEPP s’inspire abondamment de la linguistique (Ferdinand de Sausurre, Emile Benveniste, Roman Jackobson, Gérard Genette, Roland Barthes) et de la phonologie, cette science des sons. Cherche plus à créer une « jazz writing » se jouant de la structure, une « écriture jazz » maniant autant l’alexandrin et l’hexamètre très carrés, mètres pairs, que l’heptasyllabe, impair, plus géométrique, triangulaire, syllabe surnuméraire, pyramidion, syllabe babélienne, tierce, nombre d’or, « sans rien en lui qui pèse ou qui pose »… Comme Cyrano se réclame de Don Quichotte, Don Quishepp se réclame de cette insoutenable légèreté de la lettre poétique et de ce flow mélodique. Le personnage conceptuel de Don Quishepp tente de fuir par la simplicité du langage la pesanteur du Kitch et du prosaïsme : L’humour et la poésie étant l’anti-kitch par excellence, par essence. 

 

 

14/15 et 16/03 : La compagnie de la rose avec Rosemonde Cathala, Mathieu Samani et Jean-Luc Fabre en résidence au studio du Parvis Scène Nationale de Tarbes avec le spectacle : « DON QUISHEPP » de Franck Hercent. Présentation mercredi 16/03 à 15h pour les professionnels. Il reste encore des places, n’hésitez pas à vous inscrire en MP.

Illustrations : Linda F. Virginia de Flammineis

Extrait du livre « Prolégomènes à DON QUISHEPP » de Franck Hercent. A paraître prochainement.

Retrouvez les livres de Franck Hercent « oflo » aux éditions Edilivre et sur franckoflo.com

 

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