DON QUISHEPP : la Terre vue du swing
DON QUISHEPP illustré par Linda F. V. de Flammineis se recentre sur une des thèses principales du livre : le visage. Quel est le visage de ce que l’on appelle aujourd’hui Poésie si tant est que l’on puisse lui en donner un ? Mais une chose est sûre : il a un nom. Celui du JAZZ. En premier lieu, ici, celui d’Archie Shepp et de John Coltrane qui l’incarnent tour à tour dans leur valse rhétorique comme dans leur quête quichottesque d’absolu.
On ne le sait que trop… « La poésie, c’est le point où la prose décolle… » ou bien « la poésie est à la prose ce que la danse est à la marche… » Ou encore : « Le poète n’écrit pas, il écoute ! » Et c’est donc à l’écoute de la pulsation poétique universelle du jazz que l’on parcourra cette galerie de portraits de poètes philosophes qui, bien avant l’impératif catégorique de la crise sanitaire actuelle du Covid nous enseignaient – nous exhortaient – nous prévenaient déjà des dysfonctionnements structurels d’une société ultra-libérale détruisant inexorablement les ressources naturelles et l’harmonie fragile de la planète. Tant sur le terrain écologique que sociologique (explosion des inégalités, Black Lives Matter, déboulonnage de statues…), le pétrole et le dollar ne sont pas – ne doivent pas être – la mesure de toutes choses. Cette quête absurde d’un profit délétère métaphorise dans ce livre un horizon qui doit être dépassable parce que dépassé par les événements. L’oxygène essentiel est celui que souffle les artistes.
Portrait d’Archie Shepp
L’air
Ainsi, nous verrons que l’histoire de l’art se confond dans DON QUISHEPP plutôt avec celle de l’air. Par trop sous-estimée. A entendre ici selon la formule rimbaldienne : « littéralement et dans tous les sens ». En effet, c’est un livre qui a plusieurs niveaux de lecture, qui joue avec toutes les expressions des affects mais pour, in fine, ne faire le portrait que d’un seul visage : celui de la poésie. Fusion parfaite des faciès ; syncrétisme des pensées ; catharsis mélodique. Fusion, qui n’est cependant ni toute à fait la même ni toute à fait une autre. Autrement dit, et pour reprendre une célèbre citation d’André Chenier : « L’art ne fait que des vers, le cœur seul est poète ».
Et, depuis que l’homme est homme, tant dans sa psyché, son miroir intérieur, [ψυχή, psukhê, le souffle] que dans son environnement, c’est cette respiration ancestrale qui l’anime et qui lui donne ce supplément d’âme. Ce swing, c’est sa sève et c’est son sang. Ce principe vital, appelant à une évolution de l’âme, est ici à ne pas prendre à la légère… mais avec humour comme nous y invite le « Théorème d’Archie Shepp » :
Tout corps plongé dans le
Swing subit une poussée
Verticale vers les cieux ;
Bref, se sent décoller.
Grâce à cette envolée,
Ascension Insensée,
En pleine Voie lactée…
On s’en va à rêvasser.
Ce portrait qui est dessiné au fil des hexamètres ou des heptasyllabes n’est ni celui d’Archie Shepp, ni celui de John Coltrane, de Mingus, de Django, de Rimbaud, de Baudelaire, d’Edmond Rostand ou d’Hugo… mais celui d’un personnage conceptuel, un DON QUISHEPP, inspiré, aspiré par la sublimité de ses morceaux de magie autant que par le vent de l’histoire des idées. Un « bipède sans plume » qui veut le feu du ciel. Tous les hommes en quête se reconnaîtront.
Portrait de John Coltrane
Prosodie
C’est pourquoi, il s’agit avant tout d’un portrait, mais pas seulement. D’une recette, d’un parcours, d’un cours ex-cathedra, d’une leçon de sons et de sens, d’un discours de la méthode – cogito ergo swing – d’une galerie de biographies, d’une balade métaphysique dans l’histoire de la littérature et du jazz, scientifiquement sourcée. D’une alchimie du verbe. En tout cas, de la création d’un souffle – le nouvel air d’une nouvelle ère – qui s’incarne dans la matérialité même du langage, dans ce qu’il a de plus sonore et mélodique pour en faire une « Ecriture Jazz », pierre philosophale. En somme, une disruption syntaxique, un « dérèglement de tous les sons » (des voyelles, qu’elles soient ouvertes ou fermées… antérieures ou postérieures… des consonnes, qu’elles soient labiales ou fricatives) pour ne pas se laisser anéantir par les phraséologies et autres verbiages aliénants. Factices. Pesants. Toxiques. Délirants. Lourds. Sourds. Asphyxiants. « De la musique avant toute chose »…
Portrait d’Anaximène
La poésie du rythme s’incarne autant dans le phrasé de la prosodie que dans l’architexte de cette cathédrale de vers. Le tout étant cadenassé par le mètre et la strophe (du grec strophê signifiant l’aller et le retour, l’action de tourner et du retournement. Mais aussi l’action du choeur dans le théâtre grec et son chant, allant et venant, durant cette évolution pour créer un effet agréable à l’oreille). Trésor des signifiants ; écrin linguistique ; nombre d’or de l’air et de la lyre. L’incipit commence d’ailleurs ainsi par un mot de 2 syllabes « Sa…vant » qui donne à entendre en écho le « ça » (réservoir premier de l’énergie de l’économie psychique selon Groddeck) et le « vent » salvateur des idées qui traverseront tout le livre par leur identité phonétique, sémantique et philosophique. C’est aussi un clin d’oeil aux « savanturiers », néologisme créé par Boris Vian et la ‘Pataphysique.
Qui connaît Archie Shepp ?
« Sa…vant américain
Né à Fort Lauderdale
En Floride, par un
Jour de mai Immortel. »
Cinémot
Ce procédé est assez fréquent dans l’histoire du jazz et consiste à faire entendre des sons, des notes ou des rimes alors même qu’elles ne sont pas jouées ou écrites. De même, avec les images métaphoriques : il s’agit de les faire apparaître alors qu’elles n’étaient jusqu’alors pas advenues. Le poète – le vates – est celui qui fait naître des images, sonore ou visuelle : harmonies imitatives, synesthésies, quintina, effet koulechov, trompe l’oeil, prosopopées, allégories, stichomythies, rimes induites, etc… C’est le rapport éloigné – le plus éloigné possible – de deux rimes qui fait leur charme afin surtout d’éviter les banalités attendues (entendues ?). Psittacisme. Disque-ourcourant. Plus le vers est court plus la difficulté est grande. C’est le chant même de la rime qui compte et qui doit être en harmonie avec l’âme du vers. Rimes batelées, brisées, senées, équivoquées, enjambantes… Quand la syntaxe est à l’étroit, elle ne sait comment se retourner pour amener à bref délai la coïncidence rêvée du sens, de la vision poétique, de la musique et de la rime. Toute poésie vraie est abolition du langage, re-création d’une langue nouvelle, écrite dans un tempo cardiaque et parlant Lalangue pour citer le néologisme forgé par Jacques Lacan c’est-à-dire un langage pris dans sa dimension individuelle mais universelle, augmentée de toutes ses spécificités et significations.
Portrait de Jacques Lacan
« Le tempo moyen du cœur, qui est environ de 80 battements par minute, correspond au rythme d’une diction poétique normal. Si le rythme est particulièrement balancé, harmonieux, et que les intervalles ne sont plus seulement approximatifs, mais tendent à une grande régularité, le rythme devenant cadence prend alors un caractère plus berceur, plus féminin. La poésie, en ce cas, souligne volontiers ce caractère cadencé du rythme par l’emploi du mètre et de la coupe enjambante » comme nous le rappelle le Dictionnaire de poétique et de rhétorique d’Henri Morier. Rythme, du grec ῥυθμός, rhuthmós, dont l’étymologie qui, jusqu’à la période attique signifie « figures proportionnée », « dispositions », « ordonnance symétrique », et qui prend par la suite le sens de « manière particulière de couler » (cf. Emile Benveniste, Problème de linguistique générale, Nrf, Paris, 1966, pp.332-333).
Portrait de Charles Mingus
Ces portraits qui constellent le récit, Linda F. V. de Flammineis les fait éclater en feu d’artifice stylistique et en pleine page. Sa démarche est jazz également. Son trait jaillit spontanément pour donner au visage le modelé adéquat, tissé par le simple entrelacs des traits du stylo comme les vers dans les strophes de ce labyrinthe du Bop, fils d’Ariane du texte. Les portraits ajoutent une nappe de sens aux nappes de sons des ballades coltraniennes et de ses coreligionnaires.
Effet de souffle
Pour illustrer cette quête picaresque contre les moulins à vent de l’impossible condition humaine, contre l’absurde sisyphéen, contre ce que l’homme à fait de pire, contre la folie destructrice, contre l’esclavagisme, le code noir, le racisme et l’Apartheid, contre la corruption du capital, l’obscurantisme et le nihilisme sont convoqués toutes les figures de style et tous les styles de figure pour les superposer, les fondre (verbe à prendre ici dans toute sa connotation alchimique) pour modeler, pétrir un portrait du poète qui, à sa manière, a lui aussi vécu ce périple et a forgé sa « rédemption par l’Ecriture« .
Cette plongée immersive dans l’âme de la poésie ne peut se faire que dans ce qu’elle a de plus profond : le « Wit », le mot d’esprit et son corollaire, le « rêve », voie royale de l’inconscient. Ces 2 activités psychiques, phénomènes poétiques par excellence, révèlent, définissent, expliquent, déterminent et parfois trahissent même à son insu la personnalité de son auteur. Savoir insu, il fait tomber les masques… « Persona », selon son étymologie latine, étant le masque de théâtre…
Ni biographie, encore moins hagiographie, il y a dans DON QUISHEPP une volonté de faire accoucher l’âme du poète comme d’insuffler l’essence du jazz. De transmettre. Cette mise en perspective de toutes les musiques et philosophies n’est pas sans rappeler la didactique avant-gardiste (saluée par tous les médias) et l’excellence du travail kaléidoscopique insufflé par le festival JAZZ IN MARCIAC. Ni sans rappeler, d’autre part, les thèses de Gaston Bachelard qui nous invitent à rapprocher science et poésie, participant toutes deux ensemble d’un même élan. La vraie poésie (celle qui se nourrie de science) permet de surmonter un obstacle épistémologique fondamental : la simple observation qui maintient le sujet dans l’erreur comme l’esclave dans la caverne de Platon. Au contraire, pour le dire rapidement, l’œuvre bachelardienne invite l’homme à renouer avec ses racines cosmopoétiques.
Portrait de John Coltrane
La poésie est le symptôme pathognomonique de l’âme du conquérant qui part à l’aventure de sa liberté existentielle. Est « Sinthome » (coïncidence, mettre ensemble) ou « Saint-Homme » écrivait Lacan (en référence à Saint-Thomas d’Aquin et à Joyce) celui qui crée et signe un récit dont la langue et la syntaxe sont portées à une incandescence jamais atteinte. Noué dans le maillage du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire (RSI), l’objet révèle son essence en devenant la « chose » même par une « épiphanie » (apparition). Le trait définitoire de l’évènement qui s’appelle « poème » coïncide avec l’avènement d’une singularité pure et d’un dire qui nous mettent donc en même temps en présence de l’Autre. Mais, c’est un entre deux indéfinissable. L’autre est un Autre. Autrement dit, la poésie est l’image spéculaire de l’Autre.
Graphe de Jacques Lacan
Dans DON QUISHEPP, l’Autre s’inscrit et s’écrit dans un lien de fraternité, dans une « poéthique » pour reprendre un autre néologisme de Boris Vian. Mais il n’y a pas d’actants prépondérants. Ecrite et rythmée dans un style cinématographique, très visuelle, l’histoire est un bop-movie inédit, un buddy-movie, une bromance. Au duo princeps de Cervantès, font échos une succession d’amitiés (vécues ou de complicités intellectuelles admiratives) et bien habituelles en littérature. Archie Shepp et John Coltrane (chacun rencontrant aussi Elvin Jones, Mc Coy Tyner, Duke Ellington, Carlos Santana, …), Miles Davis et Bill Evans, Marcus et Miles, Wynton Marsalis et Art Blakey ou Dizzy Gillepsie, Django et Biréli, Jean-Jacques Milteau et Eric Bibb, Riccardo Del Fra et Chet Backer, Arthur Rimbaud et Paul Verlaine, Claude Nougaro et Bernard Lubat, Friedrich Nietzsche et Michel Onfray, Socrate et Platon, La Fontaine et Esope, Sigmund Freud et Jacques Lacan, Fabrice Luchini et Roland Barthes, André Breton et les surréalistes… La poésie est toujours un dialogue entre poètes ; Victor Hugo allant même à recourir aux tables tournantes pour communier avec les esprits de Socrate, Shakespeare, Racine, Molière, Jésus…
Faut-il rappeler que Victor Hugo, jazzman du verbe avant la lettre, a toujours mis en avant cette musicalité intrinsèque de la poésie authentique « Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant. La main du songeur vibre et tremble en l’écrivant » proclamait-il déjà dans Les contemplations ? Et comme sa poésie contenait déjà suffisamment de musique allitérative et consonantique, il allait jusqu’à l’injonction suivante : « défense de mettre de la musique le long de mes vers ». Amateur de musique, admiratif de Bethoveen, « ce sourd qui entendait l’infini », Victor Hugo déclarait par ailleurs : « Rien ne m’agace comme l’acharnement de mettre de beaux vers en musique. Parce que les musiciens ont un art inachevé, ils ont la rage de vouloir achever la poésie, qui est un art complet. » (Océan, Laffont, p. 191.) Débat insoluble ! En tout cas, on peut dire que le jazz a mis en musique, interprété et transcendé parmi les plus beaux textes du patrimoine.
Portrait de Victor Hugo
Visages
Le visage de DON QUISHEPP est composé de toutes ses rencontres et aventures dans lesquelles il puise sa force existentielle. Car, on le sait, on ne naît pas à la naissance. On n’existe pas par le simple fait d’être au monde. On peut vivre sans exister. L’existence (Ek-sister, sortir de soi) est une construction. L’existence précède le swing pour DON QUISHEPP. Aussi, sa quête est-elle parsemée de rencontres présentes, passées et a venir que l’on parcourt en miroir et qui sont mises en regard.
Ou plutôt, sa mémoire,
S’rait un palais de glace
Et, tel un reposoir,
Chacun y a sa place.
Le visage est ici à appréhender selon l’acception qu’en donne le philosophe Emmanuel Levinas dans Totalité et Infini. Autrement dit, « dire l’humain de l’homme » pour en proposer une philosophie première du sujet en tant qu’il est d’emblée sujet éthique. Levinas pense le rapport à l’autre comme l’infini dont le « visage », dans sa nudité, est la trace. Ainsi le visage lévinassien ne se réduit pas au visage physique mais à l’impossibilité de définir l’Autre. Ou plutôt à tenter une définition de l’infini. Cette épiphanie du visage, cette apparition de la transcendance vient déchirer le monde sensible.
Portraits de John Coltrane et d’Archie Shepp
C’est donc par une mise en perspective de la musique, de la prosodie et de la quête métaphysique que se dessine au fil des mots le visage de DON QUISHEPP.
Expo à la Péniche du lac pendant tout le festival JAZZ IN MARCIAC.
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